Comme un qui s’est perdu (Estienne Jodelle)

Comme un qui s’est perdu dans la forest profonde
Loing de chemin, d’oree et d’adresse, et de gens :
Comme un qui en la mer grosse d’horribles vens,
Se voit presque engloutir des grans vagues de l’onde :

Comme un qui erre aux champs, lors que la nuict au monde
Ravit toute clarté, j’avois perdu long temps
Voye, route, et lumiere, et presque avec le sens;
Perdu long temps l’object, ou plus mon heur se fonde.

Mais comme on voit, (ayans ces maux fini leur tour)
Aux bois, en mer, aux champs, le bout, le port, le jour,
Ce bien present plus grand que son mal on vient croire.

Moy donc qui ay tout tel en vostre absence esté,
J’oublie, en revoyant vostre heureuse clarté,
Forest, tourmente, et nuict, longue, orageuse, et noire.

1574 (Edition posthume, Jodelle meurt en 1573)


« Jodelle n’avait pas si mauvaise opinion de lui-même. Entretenant un jour Estienne Pasquier sur le sujet de la poésie française il lui dit confidément et avec sa franchise ordinaire que si Ronsard l’emportait le matin sur Jodelle, Jodelle l’emportait l’après-dîner sur Ronsard. On disait que Ronsard était le premier des poëtes mais que Jodelle en était le démon. »
« Il avait bien lu et entendu les Anciens ; toutefois par une superbe assurance il ne s’était jamais voulu assujettir à leur imitation et il avait toujours suivi ses Inventions propres. »
(Guillaume Colletet ?, cité dans Soleil du soleil, Anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe, édition de Jacques Roubaud, Gallimard)

7 commentaires sur “Comme un qui s’est perdu (Estienne Jodelle)

    1. Merci de votre passage ! Oui, vous avez raison, on peut se poser cette question. Les sonnets du XVIème siècle, qui privilégient le plus souvent les jeux d’intertextualité plutôt que l’expression des sentiments, me laissent parfois froide devant leur esthétique artificielle, mais celui-ci est si puissant, si prenant, dans son mouvement de fuite vers le jour, qu’en le lisant, je ne peux que croire à cet éclat des retrouvailles qui fait tout oublier. Un peu comme on raconte que les femmes qui ont accouché oublient tout de leurs peines. 🙂

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  1. Les textes anciens me laissent parfois perplexe, oscillant entre une fascinante familiarité et une étrangeté sans pareille (étranger dans ma propre maison dirait l’autre… mais qui ? Villon ? je ne me souviens plus…) mais celui ci résonne simplement et très fort… peut-être parce que je le découvre par ton intermédiaire ?

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    1. Je ne sais pas non plus, pour la citation (je viens de survoler du Villon, en vain). Merci de ton passage, Carnets, et non, bien sûr, la force du poème ne doit rien à mon intermédiaire, haha ! Je suis cependant heureuse de te l’avoir fait connaître, Jodelle était un sacré personnage, je crois. 🙂

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      1. J’ai retrouvé la citation, c’est bien Villon, la ballade du concours de Blois ! quant à Jodelle, je t’en dirais plus dès que j’en aurais emprunté à la bib’, mais ne sous-estime pas ta force de persuasion. Bien proposé, un poète devient plus facile d’abord 🙂

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